Le cri n'a pas trouvé d'oreille

Le cri n'a pas trouvé d'oreille

Ils voudraient que tu chantes alors je l’ai appris par cœur.
Comme je connais chaque mot de ce que ces gens vont dire si nous ne nous appliquons pas à mieux les distraire. Si ton bois ne cesse pas de s’époumoner avec ce brame austère, plus aucun de mes fredonnements ne pourra les satisfaire.
Même sans parole, on pourrait essayer de trouver un air à ce refrain mais nous n’en ferions pas un disque.
Je force ton existence, peut-être est-ce un tort mais je connais le risque.
Sans parole, les aveux ne s’articulent pas et nous confrontent à l’impossibilité de répondre à la promesse de leur plaire. Ce que j’entends : la césarienne d’un échec acoustique alors qu’on t’entaille les veines avec un diamant.
Et tu hurles. Tu ne souffres pas ; pas d’inquiétude...
Ce bois est mort depuis longtemps.
Tu en as des choses à dire pourtant. Il suffit de le lire. Chaque hiver a marqué une cerne dans ta chair. Chacune plus fidèle encore que les traits à la règle que l’on dessine au-dessus de la tête des enfants tant qu’ils n’ont pas peur d’être grands.
Tu ne chanteras pas, aucune fréquence à trouver, une télé cathodique qui objecte le grand art.
Et ils pourront rire à me voir te chatouiller avec une aiguille et bidouiller jusqu’à te faire saigner du son.
Je te ventriloque, ne te consulte pas, considère tes roulements de tête comme une vidange hémorragique.

Je ne sais pas ce que j’essaie d’exorciser dans ce vacarme, quel démon fait grincer ses dents sur ton plateau de bois. Est-ce vraiment toi qui hurles ? Ou est-ce l’écho encore chaud de la cigale en pleine euphorie qui est morte contre toi ?

Ah, ils pourront rire toujours, à me voir soutenir ce dialogue et attendre un retour. Ils pourront témoigner que la folle devant sa spirit box n’a pas eu de réponses à son discours.
Eux, ils attendent la bouche ouverte, les tympans creux.
Aujourd’hui, ni les fantômes, ni les esprits de la forêt ne semblent vouloir bavarder.
Juste un arbre enroué, des gens accablés parmi un groupe d’initiés au fiasco esthétique.
J’arriverais peut-être à leur faire croire que tout est lisible dans le fracas, qu’il y a une pseudo-partition dans ce qui leur semble être le brouhaha de l’improvisation. Sans doute, parmi ceux qui voudront bien le croire, certains comprendront que le traumatisme a son propre cri. Les acouphènes, celui de l’oreille malmenée qui n’aura plus le droit au salut, au silence. Tes grondements, les pleurs de Daphnée qui a fini par se faire décapiter, débiter.
Ovide avait-il prévu cette ultime métamorphose ?

Tu crois que leur tête, à eux, ferait du bruit si elle tombait par terre ?
Pas autant que la tienne, qui, prise entre le mistral et l’autan, pastichait le feuillage et se riait du rubecula.

En attendant, dans leurs yeux, tout résonne, rien ne s’imprime.
Alors ne crie pas.
Ne crie pas ! Tu risquerais de les réveiller et perturber le cycle de leurs phares qui n’éclairent que le jour.
Il n’y a pas de vague la nuit. Tout le monde le sait.
Pas de fantôme sans cadavre.

Alors, quels sont ceux que je pourrais bien espérer exhumer en creusant dans la mémoire de ton bois ?
Celui qui t’a servi d’engrais ? Celui de l’oiseau qui s’est caché dans ta bouche pour mourir ? Celui du chat qui a grimpé jusqu’à ton épaule et a perdu l’équilibre ? Celui de l’homme sans sourire qui s’est suspendu à tes bras pour apprendre à voler et ne plus jamais avoir à remettre le pied à terre ?
Est-ce leurs voix que tu as momifiées ? Ou simplement le bruit de mastication insupportable de la termite qui ne pensait qu’à se piffrer ?

Peu importe, je te grefferai un visage en te gravant, te caressant la chair avec ce diamant, mais je n’ai pas envie de couvrir tes peines, chanter par-dessus tes pleurs.
Je ne peux plus porter ces couvertures pleines de poussière : apathie, antipathie et dessiccation cynique.
Ce qu’Isaac n’avait pas compris, on en porte tous une sur le dos.
Si l’on n’en disperse pas les spores, c’est pour que l’on s’étouffe avec. Comme je suffoque, alors je bave et crache dans ton dos des molards qui manquent d’inertie.
Pourtant, je parle encore la bouche pleine pour couvrir tes lamentations de moustique au sifflement sourd. Et ils attendent la bouche éventée que la mouche vienne se sacrifier en se faisant gober.

Normal ! Ils n’entendent rien ! Ils ne comprennent rien comme s’ils caressaient du braille.
Regarde leurs visages rigides qui se déforment, ils baillent en canon, ne s’arrêtent jamais.

Tu brailles, arrête ! Je mitraille dans la fumée, c’est sûr qu’ils se font chier comme à des funérailles. T’as lâché les pédales et t’es tombée par terre, genoux et nuque sur les rails, rien d’autre à dire.
On ne parle pas aux cobayes qui se prennent pour des samouraïs.
Il est trop tard pour parler. Ils préfèreraient encore que tu chantes les rébus que j’essaie de te tatouer. Besoin de s’y reprendre à plusieurs fois. Les ratures sont nombreuses, les succès toujours manifestes. Échec critique.
J’ai un tour d’avance, tu ne peux plus reculer. Rien n’est facile : faire du pole dance sans subir la gravité, admirer la grâce d’une chèvre attachée par le cou autour d’un piquet.
Le geste est beau, la valse pourrait me plaire mais je n’ai pas reçu d’invitation.

Alors je remets ma main dans mes cheveux et me contente d’écouter sans intérêt l’avortement de ces miaulements rauques.
Et, je me lasse de l’histoire.

Le chat est déjà passé neuf fois sous les roues. Répondu à l’appel, à la mort autant de fois mais peut-être peut-il vivre une fois de plus car je sais qu’au moins trois d’entre elles n’en valaient pas la peine.

Fort de ces tranchées en cicatrices, de ces cercles concentriques de mémoire artificielle, ce bois devient ta chair.
Daphnée ne crie pas. Il y a pire que mourir un jour et ce n’est pas l’éternité mais mourir des centaines de fois et savoir que le printemps pourra toujours ressusciter après.

Si même ce jardin d’hiver laisse la place à un désert, rien d’autre à dire.

On ne crie pas sur les mauvaises herbes qui nous enflamment jusqu’à la moelle