L'extinction du Dahu, Texte intégral
Il a été assassiné le dahu... n’était pas fait pour vivre... pas né pour survivre, il s’est éteint. Serais-je idiote à le chercher encore?... n’aurait pas pu vivre vieux avec ce corps. Grand-maman disait qu’il n’avait rien pour lui, le seul à naître et rester le vilain oiseau du nid. L’exemple même de la blague qui tient à peine debout et nécessite explication. L’exemple même d’une explication qui tient debout avec la cohérence d’une blague boîteuse. Il est mort dans ses montagnes. Il a fini par les descendre ces glacis, a dégringolé. Il n’a su remonter ni l’échelle ni la pente. Et pourtant, la paroi il était le seul à la prendre par l’horizontale. Creusé au fond du thalweg entre les reliefs de la mémoire, le caveau de l’espèce regroupe encore les ossements de l’aberration de l’existence. Cet animal les ruraux le connaissent, l’ont peut-être déjà vu mais ne popularisent de la bête que sa monstruosité physique : ses deux pattes latérales plus courtes que les deux autres afin de pouvoir vivre en équilibre sur les versants rocheux. Grand-maman disait qu'il n'était rien d'autre qu'une erreur évolutive à laquelle on voulait offrir l'excuse de la stratégie. Le dahu n'avait ni les traits ni le mérite du génie ; car cette espèce depuis l'heure de sa spécification génétique n'a fait de bon que de disparaître. Elle était sévère mais elle avait raison : son adaptation dont il fait sa définition n'était qu'un sursis de l'existence. Il n'a fait que disparaître.
Depuis que le décor a rongé deux pieds à une drôle de chèvre, on avait peut-être l'espoir que l'histoire se répète. Le tétrapode sortant peu à peu de l'eau au dévonien supérieur était le plus bel exemple de l'effort animal pour conquérir sa terre. On aurait pu croire à une forme de docilité du poisson osseux. Un environnement imposant une contrainte vitale condamnant à la malléabilité. Pourtant le processus ne porte guère les traits de la résignation. Mais une appropriation, un empiètement qui a contrarié Dieu, sacrifié le conforme au nom d'une possibilité, celle de prolonger l'histoire. Le dahu...
Le dahu n'a que peu retenu la leçon de l'évolution... aurait dû s'abstenir, jamais n'être plus qu'un mouflon intrépide. Que de la peine, latent châtiment d'une fusion avec un environnement où la pleine performance de la stabilité accuse le déséquilibre qui les unit. La ligne de vie à laquelle il semblait agripper la paroi s'est pervertie en corde nœud coulant, consommant, étranglant, laisse. Collier, boulet, croix que le dahu aura porté jusqu'au sommet. S'étant résigné à profiter d'un libre arbitre saugrenu par nature, l'élève adepte du roi Œdipe, attendait certainement l'échéance. Comme l'on vide l'encre d'un stylo bleu en refusant la rature, il vivait comme nous écrivions, mourait pour peu que nous vivions. Il n'est pas le seul responsable de son échec. Il avait toujours l'air triste. Nous avons poussé la chaise et vérifié le nœud.
Je l'imagine morose dès la mise bas. Nous avons poussé la chaise et fermé les yeux. Il ne pleurait pas vraiment. Nous avons crié trop fort en haut de la falaise, le sol s'est dérobé. Il avait souvent le soleil dans les yeux. Nous avons confisqué le parapluie à l'équilibriste. Il n'a pas eu le temps de prier son créateur. Nous avons soufflé trop fort sur sa sangle. Il ne pouvait rien faire mais a eu le temps de perdre la foi. Dans sa condition, il n'y a que peu de place pour la rédemption, pas de retour en arrière mais des repentirs tant qu'il peut tourner rond. Il suffisait qu'il trébuche. Mille raisons pour ne pas voir le mille et unième matin. Pourtant personne pour revendiquer le crime. Lui qui l'a visé de son arme était le suspect idéal. Mais pas besoin de cartouche pour que sa cible se couche.
Le samedi après-midi grand-maman allait écouter le récit des hommes partis à la chasse. Les rapports de la traque au dahu se ressemblaient tous. Elle ne s'en lassait pas et s'amusait du comique dont je plains moi la simplicité. "Il suffisait d'appeler le dahu une fois dans son dos pour qu'il se retourne et tombe." Au-delà de sa grégarité presque grotesque, n'ayant que peu souvent dû faire front aux pièges des agressions ; il n'avait pas l'instinct de fuite, le bon sens de la discrétion. Son parcours dessinait des rails sur le paysage. Il dévorait la terre en lignes continues. Le territoire se dotait de strates, révélait ses couches. On s'étonnait du dénivelé que l'on ne voyait pas si incommode. Mais là où le dahu passait, des pentes qu'il traversait aux circuits qu'il usait de passages réguliers, la plume de ses mémoires trouvait son style.
Il balisait les vides et les friches, gravait son itinéraire trop délicat à emprunter si ce n'est par les airs. Aujourd'hui intégrées dans le paysage, ces coutures maquillées en sentiers sont les seules traces de son existence qui ne compte plus de descendance. Serait-ce trop accablant d'amener la causerie que la reproduction ? Elle me répétait que c'était embarrassant ; qu'il semblait difficile de parler en génération sans intimement préjuger d'une endogamie manifeste. Inavouable mais cohérent. Le sacrifice de la diversité génétique issue du métissage entre les deux sous-espèces, des dahu qui penchent à gauche et de ceux qui penchent à droite, était nécessaire. Sinon quel spectacle, sinon quelle gymnastique funambulesque que de devoir se reproduire, si la rencontre est permise, en tête à tête ou cul à cul. Une fois encore, face à cette pression de conservation, on aurait pu s'attendre à un nouvel ajustement du scénario. "Pendant des millions d'années, les animaux se sont reproduits par parthénogenèse, qui est apparue pour la première fois dans certains des organismes les plus petits et les plus simples. Pour les animaux plus avancés comme les vertébrés, les scientifiques pensent que la capacité de se reproduire de manière asexuée est apparue comme un ultime effort pour les espèces confrontées à des conditions défavorables". Ça aurait arrangé tout le monde que le dahu soit mort tout seul. Seul dans ses montagnes. Seul et sans postérité.
Bien qu'il ne pouvait vivre des millénaires sans un coup de pouce, il ne pouvait s'éteindre en quelques siècles sans un coup de main. Ce dahu, je le sais bien, n'est pas mort tout seul. J'accuse grand-maman de l'avoir fait mourir trois fois. Une fois par honte de cette infirmité, elle en a oublié qu'il méritait de vivre autant que grand-père, boiteux lui aussi. Une fois presque disparu, elle l'avouait vaincu. Si le lac ne s'était pas asséché, je crois bien qu'elle l'aurait laissé se noyer comme les chatons nés trop nombreux à la ferme. Puis il n'a fait que disparaître.
Se laisser tomber sur le flanc dans ce cimetière géant. Cette montagne ça fait longtemps qu'elle n'est plus qu'une dent rocheuse. Plus de vert, plus de névés, à l'heure où je vous parle que des carnassiers assoiffés, des herbivores affamés. Une terre aréique qui ne ressemble plus à ces pâturages velus de l'an 2000. Les outils de simulation les avaient maintenus en alerte. Des ordinateurs plus crispés, alarmés que ne semblaient l'être nos proches ancêtres. Si le scénario RCP 8.5 avait vu juste dans son pessimisme sur n'importe quelle variable, des vagues de chaleur au déficit hydrique annuel, il ne pouvait envisager que les animaux devraient se partager les vents de plusieurs déserts à présent. Un climat quasi unique sur des continents différents. Et un dahu qui n'aura fait le tour, non pas d'un lac dégorgeant mais d'alluvions en sédiments sur un cratère altéré qui ne s'habille plus d'illusions.
Le réchauffement climatique, dans un premier temps, avait permis la croissance de la végétation, réduisant le coût de l'hiver mais au détriment de la qualité nutritive, en baisse. Peu à peu les températures trop élevées en été ont impacté la quantité des ressources, en baisse. Les assassins du dahu ont alors éclos en masse, ne se suffisant plus de ravager les bestiaux d'Afrique subsaharienne. Ces moucherons appelés culicoïdes ont amené la fièvre catarrhale jusqu'à nos cheptels. Ils ont piqué nos agneaux, nos brebis, nos chamois, nos chèvres boiteuses. On les croyait préservés de la maladie "exotique" qui faisait déjà défaut à des peuples et du bétail qui ne nous intéressaient pas. Il a fallu que les vents livrent cette armée jusqu'à nos portes. En 2007, elle a butiné l'Europe en trois mois. Et l'on comptait déjà 30 000 foyers du sérotype 8. C'était il y a 80 ans et nos grand-pères disaient qu'il suffirait de s'habituer à vivre avec ce virus tandis que nos bêtes enduraient la fièvre et les lésions : œdème, érosions, excessive salivation, ulcérations des muqueuses, langue enflée et colorée en bleu. La fièvre catarrhale ou maladie de la langue bleue venait en nuée de fantômes vrombissants traquer ses proies, les posséder. Infectant le chevreau in utero, le virus passait toujours son hiver au chaud et la maladie chapitrait un nouveau cycle avec les premières chaleurs printanières.
Caprice qu'il s'accordait, d'autant plus que le moucheron vecteur est à même de survivre à l'hiver. Et qu'importe ! Le dahu a disparu lorsque la notion même d'hiver est devenue du vieux français, une période géohistorique. On a protégé nos élevages, vaccins, insecticides.
Grand-maman : "Mais que faire de ces bêtes sauvages dont on ne veut même pas le lait ?"
Alors on l'a laissé mourir, on l'a aidé : euthanasié ; on l'a jaugé : mortalité ; je le répète, on a laissé la maladie les consumer ; provoquer avortement et stérilité chez une espèce pour qui engendrer était déjà un tourment et on écoutait grand-maman appeler ça : "sélection naturelle qui se doit d'épurer la terre des individus beaucoup trop faibles. " Impossible que notre dahu ne se relève, traîne la patte, langue dehors, langue bleue, cortège en file indienne jusqu'à ce que les membres se raidissent, ne broutent plus l'herbe et ne descendent plus du rocher. L'oracle avait besoin d'un alibi pour brutaliser le dahu. La maladie a répondu au désir d'hostilité, père avec l'inimitié que le dahu suscitait presque vivant, pas encore mort causant à ses victimes une fonte musculaire importante, ankyloses et boiteries. Ils en riaient, elle riait plein poumon, langue dehors. Ne voyaient-ils pas l'urgence ? Pensaient-ils qu'une myopathie déséquilibrante compenserait une atrophie contraignante ? Le dahu n'est pas mort tout seul. Il s'est éteint.
Il a été assassiné le dahu. La mouche missionnaire, ambassadrice a été lâchée comme un loup au milieu d'un troupeau. Il a chaud ce dahu et l'homme a allumé le bûcher. On ne le verra plus. Je ne l'ai jamais connu. Et espère qu'il restera de la pluie sur d'autres planètes pour noyer les mouches et décolorer la bouche des veaux.